Lorsqu’il m’arrive de discuter des détails du métier de chocolatier avec des gens qui ne sont pas spécialistes, ils tombent souvent des nues quand il apprennent que la grande majorité des artisans chocolatiers ne fabriquent pas leur propre chocolat.
En effet, la fabrication du chocolat est un procédé complexe qui nécessite une ribambelle de machines spécialisées qui torréfient, concassent, broient, pétrissent et conchent, pour transformer les fèves de cacao fermentées et séchées en cette matière sublime qu’on appelle « chocolat ».
Quand on y pense, ce ne serait pas réaliste — et ça n’aurait pas de sens ni sur le plan économique ni sur le plan environnemental — d’imaginer que chaque chocolatier devrait acquérir ces machines, le local où les installer, et le savoir-faire pour les faire fonctionner, pour ensuite importer ses propres fèves et fabriquer son propre chocolat.
C’est pourquoi quelques entreprises — des grosses comme Barry Callebaut, ou des plus petites comme Valrhona ou La Chocolaterie de l’Opéra — ont fait de cette partie du processus leur métier. On les appelle des couverturiers : ils fournissent une gamme de chocolats de couverture présentant différents profiles gustatifs, origines, taux de cacao et formats aux artisans chocolatiers, qui les font alors fondre et les utilisent pour créer leurs bonbons de chocolat (les bouchées de chocolat garnies qu’on met dans les ballotins), leurs tablettes, etc.
J’ai toujours eu l’impression que ce n’était pas quelque chose que les chocolatiers cherchaient particulièrement à clarifier. Quand on discute avec eux de cet aspect de leur travail, certains restent très vagues, préférant ne pas nommer les couverturiers avec lesquels ils travaillent (alors qu’ils sont fiers de dire d’où viennent leurs noisettes et leurs agrumes), ou sont carrément sur la défensive, en mode « Et alors, personne ne demande à un boulanger de moudre sa propre farine, si ? »
D’autres heureusement sont plus transparents. Ils expliquent parfois qu’ils ont collaboré avec tel ou tel couverturier pour développer un mélange sur mesure qui correspond à l’équilibre de saveurs qu’ils cherchaient pour leurs bonbons de chocolat, ou bien qu’ils achètent du chocolat de couverture auprès de plusieurs fournisseurs et font leurs propres mélanges.
Aucun de ces niveaux d’engagement ne me pose de problème en soi : l’artisan ne manque ni de travail, ni d’occasions de faire briller son talent après que le chocolat de couverture a été livré. Ce qui me gêne davantage, c’est qu’il est très difficile pour le commun des mortels de se faire une idée précise de la valeur ajoutée d’un chocolatier dans la fabrication de ses chocolats.
Cette réflexion est inspirée par l’ouverture récente du premier chocolatier bean-to-bar (terme anglais qui signifie littéralement « de la fève à la tablette ») à Paris, une manufacture de chocolat dirigée par Alain Ducasse et son ancien pâtissier exécutif Nicolas Berger, rue de la Roquette, à deux pas de la Bastille.
L’atelier est caché au fond d’une petite cour, dans des locaux libérés par un garagiste carrossier (les voisins doivent être bien contents). On y découvre des sacs de jute remplis de fèves du bout du monde, et des machines anciennes qu’il a fallu aller chercher à travers l’Europe : comme la fabrication du chocolat est aujourd’hui une affaire d’industriels principalement, les machines permettant de produire de petits volumes ne sont plus commercialisées.
Une partie du chocolat est envoyé dans les restaurants de la galaxie Ducasse, pour être utilisé par les pâtissiers et servi aux clients. Mais en annexe de l’atelier se situe une très belle boutique sous verrière, décorée avec de l’ancien mobilier de la Banque de France, et un comptoir sous cloche massif au centre. La boutique est ouverte au public, on peut y acheter des tablettes pure origine, des bonbons de chocolat, et diverses confiseries de chocolatier, toutes faites maison et sur place de bout en bout.
J’ai eu l’occasion de passer un peu de temps avec Nicolas Berger, un passionné d’une grande gentillesse, généreux de son temps et de sa connaisssance, et il m’a expliqué que son approche est double. D’abord, il se donne pour mission d’extraire et de révéler l’identité unique et les typicités de chacune des origines avec lesquelles il travaille, et applique donc à l’ensemble de la chaîne de fabrication des réglages sur mesure.
Ensuite, il prend l’idée du fait maison très au sérieux, se donne du mal pour sélectionner les meilleurs ingrédients, et n’emprunte aucun raccourci. Par exemple, peu d’artisans chocolatiers fabriquent encore leur propre praliné (une pâte fine obtenue à partir d’amandes, ou autres fruits à coque, caramélisés et moulus), préférant l’acheter tout fait — souvent auprès de leur couverturier, d’ailleurs.
Nicolas Berger, lui, en fabrique six différents : pistache, noix de coco, cacahuète, amande, noisette, et amande-noisette. Et effectivement, ses bonbons de chocolat pralinés (rangée du bas dans la boîte en photo ci-dessus) sont les plus renversants de la gamme qu’il a élaborée : peu sucrés, avec une touche de sel bien dosée et une garniture si aérienne qu’elle semble fouettée.
Tout aussi remarquables, ses tablettes de chocolat non conché : un chocolat noir du Pérou (en photo ci-dessous) et un chocolat de Madagascar lacté, qui suivent tout le processus de fabrication sauf le conchage final, afin de conserver une texture brute, un peu rugueuse, accentuée par l’ajout de sucre de canne. Ça me rappelle le chocolat à la meule de pierre que Taza fabrique dans le Massachusetts, ou le chocolat old-school que j’avais acheté chez Soma à Toronto. Je suis une fan au dernier degré de ce type de texture appliqué au chocolat, et je suis ravie de pouvoir en trouver enfin de ce côté-ci de l’Atlantique.
Je précise, mais vous vous y attendiez sans doute, que ce n’est pas du chocolat bon marché. La tablette de 75 grammes coûte entre 6 et 10€ selon le type et l’origine, et les bonbons de chocolat coûtent entre 120 et 150€ le kilo (par exemple, on a 27 pralinés pour 30€), ce qui les place vers le haut de la fourchette parisienne. On paye le nom de Ducasse, bien sûr, mais c’est avant tout du chocolat d’excellente facture, et c’est un petit luxe qui rend heureux à coup sûr si on peut se l’offrir une fois de temps en temps.
Et vous, qu’en pensez-vous ? Qu’un chocolatier soit bean-to-bar ou non, vous trouvez ça important ? Et avez-vous l’impression de savoir clairement comment travaille votre artisan préféré ?
Le Chocolat Alain Ducasse Manufacture à Paris, 40 rue de la Roquette, 75011 Paris. +33 (0)1 48 05 82 86. Lun-Sam 10h-19h.
Plus de chocolat ?
– Mon ami David Lebovitz a lui aussi visité la manufacture et a rapporté quelques photos des coulisses.
– Comment déguster le chocolat.
– Une soirée au Club des Croqueurs de Chocolat.