Pour ce nouveau billet de notre série Dessine-moi un frigo (tous les détails ici), Alexia a rencontré le Professeur Hervé This.
Hervé This, physico-chimiste de renommée internationale, est le co-créateur, avec Nicholas Kurti, de la gastronomie moléculaire. (Voir aussi : Ce qu’on apprend lors d’une conférence sur la gastronomie moléculaire.)
Professeur au sein du groupe de Gastronomie Moléculaire au Laboratoire de chimie d’AgroParisTech, complice culinaire de Pierre Gagnaire, auteur à succès de nombreux manuels de cuisine, directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire à l’Académie des sciences, il a également été chargé de plusieurs missions par les Ministères de l’Education Nationale, de la Recherche ou de l’Industrie, dont l’introduction des Ateliers expérimentaux du goût dans les écoles primaires.
Sa volonté de rénover la cuisine ne s’arrête jamais. A l’heure de notre rencontre, le Professeur This allait partir au Canada pour présenter la cuisine note à note (plus d’informations sur son blog). Toute dernière parution aux Editions Belin : La Cuisine note à note en douze questions souriantes.
AC : Quels sont les incontournables de votre frigidaire ?
HT : Ma femme rigole parce qu’on y trouve toujours du lard fumé, ce qui ne sert pas à grand-chose d’ailleurs, car si on le fume et on le sale c’est pour le conserver sans frigo ! Mon frigo est en fait très très encombré.
Sur le rayonnage du haut, on trouve des préparations que je fais moi-même comme des chutneys (qui pourraient aussi être conservées à l’extérieur), de la harissa, du ketchup, des macérations de gingembre.
Le congélateur est aussi encombré. On y trouve de la préparation pour pâté vosgien car j’en fais toujours de trop*. On y trouve de petits containers qui contiennent du fond de cuisson de pied de porc à la Sainte-Ménehould qui a cuit pendant quatre jours. Ça donne un fond ultra aigueux dont une petite cuillerée suffit à donner du goût à n’importe quelle sauce.
AC : Ça doit être bon ça.
HT : Et oui, d’autant que je fais très bien le pied de porc à la Sainte-Ménehould ! Ah oui, on y trouve aussi une bouteille de vodka.
Retour au frigo… j’y ai des tomates séchées conservées dans l’huile (cuites à 95 degrés conservés dans huile d’olive avec jus de citron, sel, sucre, thym et romarin) ; on trouve des citrons confits au sel ; des pissalats maison (j’en ai fait 3kg, alors j’en ai pour un bout de temps vu que je n’utilise qu’une pointe couteau à chaque fois).
Dans la porte, j’ai de la poutargue, des câpres, du beurre et du beurre salé, du dégraissis de foie gras de canard, et un saucisson à l’ail.
On trouve également un foie gras cuit au lave-vaisselle (dans sa poche plastique fermée avec des trombones dans un mélange vin blanc et porto avec sel et poivre).
On a des œufs, des yaourts pour ma famille. J’ai toujours du jus d’orange, du lait et de l’eau. On trouve quelques Vache qui rit, parce que ça fond bien et c’est pratique. On a également des vieux crottins de Chavignol qui sont là depuis un temps fou.
En ce moment, on y trouve deux petites terrines, l’une avec une superbe pâte à pain que je suis en train de ralentir car elle allait trop vite, et l’autre contient une préparation pour pain arabe. Et un curry de crevettes qui sera pour demain, de la bisque de crevette et un potage cresson et asperges.
Les fruits et légumes sont tous dehors, sur le comptoir.
AC : Faites-vous les courses vous-même ?
HT : Pour faire la cuisine, il faut faire les courses, donc je m’en occupe. Je n’ai, hélas, pas le temps d’aller chez les petits commerçants. Je vais au supermarché de mon village, même si cela me désole. Mais vous savez, j’achète des aliments qui ne valent rien, et c’est le travail et la préparation qui leur donne leur goût.
Pour les tomates séchées, je prends des tomates minables et je les rends délicieuses avec la préparation. Une tomate ne coûte rien en été, alors autant les acheter à ce moment-là et en faire des conserves et des chutneys pour l’hiver ! Même chose pour un saumon fumé, je prends un saumon d’élevage à 6 euros le kg, j’en fais un plat succulent qui régale mes invités. Et j’ai de grands chefs qui dînent à ma table !
Les produits que l’on trouve aujourd’hui dans nos supermarchés sont de toute façon de très bonne qualité. Après, si les gens se plaignent que leurs tomates n’ont pas de goût, c’est parce qu’ils font la bêtise de les acheter en plein hiver ; ils n’ont qu’à leur donner du goût en les cuisinant ! En France, il n’y a que les truites saumonées que je n’arrive pas à faire, je trouve qu’elles ont un goût de vase. Mais peut-être que je ne sais pas m’y prendre.
AC : Quelle est la chose la plus surprenante à propos/dans votre réfrigérateur?
HT : A part les chaussures qui ont atterri un jour dans le frigo ? Ah oui, un jour j’avais voulu tester la règle suivant laquelle quand on fait une mayonnaise, il faut mettre une cuiller de vinaigre bouillant pour qu’elle ne tourne pas. Eh bien je me suis fait engueuler pendant 39 jours par ma famille ! J’avais installé plusieurs bols dans le frigo : un bol de mayonnaise préparée avec une cuillerée d’eau froide ; un autre avec une mayonnaise préparée avec une cuillerée d’eau bouillante ; un autre avec une cuillerée de vinaigre froid, puis un avec une cuillerée de vinaigre chaud afin de les comparer, les regarder au microscope, les photographier et voir celui ou ceux qui se déstabilisait le plus vite. Mon médecin d’épouse était furieuse et disait que j’allais contaminer tout le monde avec mon expérience. Et bien au bout de 39 jours, les préparations étaient toutes identiques, si ce n’est un très léger crémage dû à l’huile qui remontait à la surface — c’était une mayonnaise très bien faite ! Mais de toute façon, la cuisine c’est MON endroit. Quand ils veulent la ranger, je les engueule !
AC : Des tentatives/mésaventures en cuisine que vous vous sentez d’attaque à raconter ?
HT : Mes fils me disent que ça crame souvent, ce qui est vrai. Je ne suis pas sûr que la cuisine m’amuse beaucoup ; moi, ce qui m’amuse, c’est la chimie. Donc quand je suis en train de bosser, j’oublie ce qui est en train de chauffer !
AC : Les fils d’Hervé This se plaignent de la cuisine de leur père ? Mais ce sont des ingrats !
HT : Et oui, mais mes fils sont des cuisiniers hors pair ! D’ailleurs, il y a des années, on a dû en laisser un à la maison tout seul à cause de la grève des profs, alors qu’il n’avait que six ans. On était un peu inquiet — c’était la première fois qu’on le laissait seul. Un garçon extraordinaire. Un vrai barjo, aussi.
Je reviens le soir plus tôt que d’habitude, un peu inquiet. La maison n’a pas brûlé, c’est déjà ça. Tout a l’air d’aller. Je m’enquiers en lui demandant ce qu’il s’est fait à manger. Il me répond un soufflé au fromage. Six ans ! « J’ai pris le gros livre » (le Larousse Gastronomique) me dit-il en l’ouvrant à la page du soufflé. « C’était bon ? » « Bof, c’était un peu lourd ». Je regarde la recette : douze œufs, etc. Il avait bouffé un soufflé pour six !
Mais bon, quand il était dans son Babyrelax, je le mettais sur le plan de travail [Note de Clotilde : aujourd’hui, on vous dit d’éviter de faire ça.], donc la cuisine n’a plus de secrets pour lui. Par contre, attention, pas de gaz dans la cuisine. (En plus, c’est 80% de l’énergie foutue en l’air. Il faut mieux de l’induction.) Et l’autre jour, mon autre fils, qui est actuellement au Danemark, m’a envoyé des photos de baguettes qu’il venait de faire.
AC : Y conservez-vous des non-comestibles?
HT : Juste les vaccins de ma femme médecin. Sinon, non. C’est une exception. C’est interdit, sinon.
AC: Une recette « fond de frigo » à suggérer à nos lecteurs ?
HT : Je n’ai jamais ce genre de problème. On a souvent trois cocottes dans le four en train de cuire à basse température pendant la journée, donc on a toujours un plat à déguster. A basse température, le tissu collagénique, qui fait les viandes dures, a le temps de se désorganiser et ses molécules ont ainsi le temps de s’hydrolyser en acides aminés, ce qui donne la saveur. Si jamais je n’avais rien au four, je sortirai une pâte feuilletée de mon frigo qui n’est pas finie de tourrer, je sors la préparation pour pâté vosgien du congélateur, et hop, un pâté vosgien !
* La recette d’Hervé This, qu’il tient de sa grand-mère : faites mariner 48 heures des morceaux de veau et de porc dans du vin blanc avec des oignons, des échalotes, de l’ail, du sel et du quatre-épices. Mettez une pâte brisée dans le fond d’un plat, ajoutez la viande, puis recouvrez d’une pâte feuilletée que vous soudez, et mettez au four.