A mon avis, on n’a jamais trop de recettes d’épaule d’agneau. Plus économique que le gigot mais non moins savoureuse, l’épaule d’agneau se prête volontiers à toutes sortes de préparations: on peut la faire griller, mijoter, confire ou, ici, la faire rôtir.
Cette recette est née d’un moment de frustration comme on n’en éprouve que dans les marchés, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je m’en vais ci-après vider mon cabas.
Il y a quelques samedis de cela, je faisais la queue devant le stand du boucher bio qui est devenu mon fournisseur quasi-exclusif. Devant moi se tenait une petite femme costaude, à qui de longues années d’expérience avaient permis de passer maître dans l’art de maximiser l’agacement de la personne juste derrière elle — c’est-à-dire moi — par le maniement habile de sa charrette*.
Comme je ne suis pas du genre à me laisser intimider par les petites dames costaudes, j’ai déjoué son stratagème en faisant glisser sa charrette vers l’avant discrètement à l’aide de mon pied droit, à chaque fois qu’elle avait le dos tourné.
Sa technique était la suivante : lorsque la file d’attente avançait, elle suivait le mouvement, mais négligeait, aussi longtemps qu’elle pouvait tenir siège, de tirer sa charrette avec elle, ce qui avait pour conséquence de bloquer la progression des clients suivants et de les empêcher d’examiner confortablement l’étal du boucher — un handicap certain lorsqu’il y a grande affluence et que chacun dispose de onze secondes en moyenne pour passer commande.
Comme je ne suis pas du genre à me laisser intimider par les petites dames costaudes — celle-ci m’arrivait à peu près au nombril, quoiqu’elle eût pu se révéler redoutable au combat, j’en conviens — j’ai déjoué son stratagème en faisant glisser sa charrette vers l’avant discrètement à l’aide de mon pied droit, à chaque fois qu’elle avait le dos tourné.
Effort futile car, pour finir, la victoire fut sienne.
Lorsque son tour est venu, elle a commandé deux boudins noirs, une épaisse tranche de fromage de tête et six côtelettes de porc. Puis, après avoir hésité un instant, elle a montré du doigt la belle épaule d’agneau qui attendait, seule, dans le bac réservé aux épaules d’agneau. Mon coeur s’est serré : c’était évidemment ce que j’avais moi-même l’intention de prendre, et c’est avec l’énergie du désespoir que j’ai lancé — qui ne tente rien n’a rien — « C’est bête, c’est ça que je voulais aussi! »
Inutile de dire qu’elle ne s’est pas laissé émouvoir, et je crois même avoir aperçu l’ombre d’un sourire narquois lorsqu’elle a tourné les talons en empoignant sa charrette.
Je me suis finalement rabattue sur du collier d’agneau qui, braisé avec des carottes et des patates douces, m’a donné entière satisfaction. Mais quelques jours plus tard, alors que j’élaborais le menu d’un dîner à venir, cette affaire d’épaule d’agneau m’est revenue en mémoire. Décrochant mon téléphone, j’ai composé le numéro imprimé sur l’emballage du boucher, et laissé un message en demandant s’il voulait bien me mettre une épaule d’agneau de côté le samedi suivant.
Et c’est donc en savourant le goût piquant de la revanche — rira bien qui mangera la dernière épaule d’agneau — que j’ai enduit ma prise d’une pâte aromatique composée de romarin frais venant du jardin de Muriel, d’anchois, d’ail rose, de graines de moutarde, et de zeste de citron. Quelques tomates et gousses d’ail en chemise ont rejoint l’épaule dans le plat, qui est allé passer quelques heures à four doux, jusqu’à ce que la viande soit bien brunie, légèrement croûtée, et pénétrée à coeur des saveurs acidulées des aromates.
J’ai servi en accompagnement un simple plat de farro italien**, une céréale ancienne pas tellement plus connue sous le nom d’amidonnier ou de triticum dicoccum, qui servait notamment à nourrir les légionnaires en campagne (pas fous ces romains).
Le farro nécessite un trempage de quelques heures, puis une cuisson d’une quarantaine de minutes (de préférence dans un bouillon maison), mais il prend en cuisant une mâche délicieuse, tendre et élastique à la fois, il regorge de choses bonnes pour la santé, et puis, bon, ça change du riz, quoi.
* Dans ma famille, on appelle ça une charrette, mais j’en connais qui appellent ça un caddie, une poussette de marché, un cabas à roulette…
** Le farro s’achète en épicerie italienne, et en particulier à la Cooperativa Latte Cisternino au 46 rue du Faubourg Poissonnière, 75010 Paris (01 47 70 30 36).