Avez-vous déjà lu l’un des livres de Laurie Colwin ?
Cette auteure américaine, qui vivait à New York, a écrit des romans et a tenu pendant quelques années dans le magazine Gourmet une chronique dans laquelle elle abordait sa vision de la cuisine d’une façon si chaleureuse, accessible et pleine d’esprit qu’il était impossible — et l’est toujours aujourd’hui — de ne pas vouloir l’adopter immédiatement comme meilleure amie. Ces essais ont été publiés en deux recueils — non traduits en français à ce jour, contrairement à ses romans — intitulés Home Cooking: A Writer In The Kitchen et More Home Cooking: A Writer Returns to the Kitchen, et devenus cultes pour les amateurs de savoureuse prose culinaire.
Laurie Colwin est morte soudainement en 1992, à l’âge injuste de 48 ans, et a laissé derrière elle un enfant qui n’avait alors que huit ans. RF Jurjevics, fraîchement trentenaire, est aujourd’hui producteur multimédia — fondant son propre studio Big Creature Media il y a deux ans — et nous avons eu l’occasion d’échanger à l’automne dernier, lorsque l’éditeur Open Road a publié l’oeuvre de Laurie Colwin en e-books pour la première fois et m’a proposé de nous mettre en contact pour promouvoir cette sortie.
J’ai immédiatement sauté sur l’occasion d’inviter à titre posthume Laurie Colwin, pour qui j’ai énormément d’admiration, dans ma série des Parents qui cuisinent où j’explore la façon dont l’arrivée des enfants façonne la cuisine de leurs parents. C’est la première fois que je donne la parole à l’enfant plutôt qu’au parent, et je suis reconnaissante à RF de partager ces souvenirs touchants de son enfance. J’espère que vous apprécierez autant que moi.
Profitez-en aussi pour découvrir les merveilleux livres de Laurie Colwin, et n’hésitez pas à partager vos propres souvenirs et astuces de cuisine pour et avec les enfants !
Entretien mené en anglais et traduit par mes soins.
J’étais une enfant volontaire qui n’avait pas sa langue dans sa poche. Une enseignante a un jour écrit sur mon bulletin que j’étais l’enfant le plus grand de ma classe et que ma mère m’appelait son « enfant viking ». Je ne sais pas si c’était en référence à mon héritage balte — bien que les Lettons n’aient jamais été vikings à ma connaissance — ou simplement parce que j’avais des manières et une stature un peu brusques, ce qui était d’ailleurs tout à fait vrai, je l’avoue.
Ma mère était une personne tout aussi décidée, et elle semblait heureuse d’avoir un enfant qui partageait ce trait de caractère, même lorsque nous étions en opposition sur des sujets tels que le contenu de ma boîte-repas pour l’école. Le dialogue était encouragé, mais je n’étais pas facile et je crois avoir souvent épuisé ma pauvre mère à râler, négocier ou piquer des crises.
J’adorais sa cuisine ; je ne vois pas comment il aurait pu en être autrement. Elle aimait tellement ça, et y mettait tant de soin et d’attention. Les gens se pressaient à sa table, heureux de passer du temps avec elle pendant qu’elle cuisinait. Elle demandait souvent à ses convives de goûter ses plats et de donner leur avis sans filtre. Ce n’était pas une cuisinière qui en faisait des tonnes, ou qui gardait ses secrets pour elle : elle avait vraiment à coeur de partager ses plats, ses recettes et des conversations animées.
Pour autant, ce n’était pas toujours facile d’être l’enfant qui mange des « trucs bizarres ». Ma mère avait des avis très arrêtés sur ce qui était bon ou mauvais pour un enfant, et pour les gens en général, et elle ne transigeait pas là-dessus. Mes camarades de classe et mes copains du quartier étaient sans doute heureux de découvrir chez nous le pain d’épices, le saumon et les asperges, mais je leur enviais leurs Oreos, leur fromage américain en tranches et leurs « jus de fruits » fluorescents.
Il y a des fois où je voulais juste être comme les autres, avec des barres de céréales bourrées de chocolat dans ma boîte-repas plutôt qu’un kiwi, ou un sandwich au Wonderbread plutôt qu’au pain au levain de chez Bread Alone. J’arrivais quand même à remporter certaines batailles (les cuirs de fruit avec la Petite Sirène à gratter dessus), mais j’en ai perdu d’autres (pas de biscuits de supermarché !). J’ai donc continué à être l’élève de CP avec ses yaourts au lait de chèvre et son gouda fumé. Des années plus tard, une amie d’enfance m’a dit qu’elle avait toujours été jalouse de mes repas. « Moi je n’avais que des sandwichs au thon, m’a-t-elle dit, et éventuellement un yaourt. Toi, ce que tu mangeais était excitant ! » Elle avait raison.
A quoi ressemblaient les repas de famille (le pire et le meilleur) ?
Les repas qui m’ont le plus marquée, ce sont nos dîners du vendredi soir, quand ma mère faisait rôtir un poulet. C’était sa version laïque de Shabbat. Pas de prières, mais des grandes bougies et des grandes conversations — sur la journée qu’on venait de passer, sur ce qu’on avait envie de faire ce weekend-là, sur ce que j’avais appris à l’école. Son poulet rôti était divin, saupoudré de paprika, puis cuit lentement (et régulièrement arrosé) pendant des heures. Je me souviens qu’elle le découpait à table et que la viande était très juteuse. C’était tout simplement parfait.
Je me souviens aussi des dîners qu’elle organisait pour ses amis : elle sortait l’argenterie si on mangeait du poisson, et la soupière si elle servait une soupe. J’avais le droit de choisir la nappe, généralement un drap brodé qui s’adaptait parfaitement à notre table de ferme, assez grande pour dix personnes. Les dîners pouvaient durer jusque tard dans la nuit, et on me mettait au lit avant qu’ils ne s’achèvent. Ma chambre était juste à côté de la salle à manger, donc je m’endormais avec le bruit réconfortant des voix et des rires des adultes.
Le seul incident dont je me souvienne, c’est la fois où ma mère a décidé de faire une soupe de têtes de poissons. Elle a vite réalisé son erreur et n’a obligé personne à en manger.
Pensez-vous qu’avoir un enfant a changé la façon dont votre mère cuisinait, et si oui, de quelle façon ?
Après ma naissance, ma mère a eu quelqu’un à chouchouter comme jamais auparavant. Elle prenait un vrai plaisir à ne me faire manger que des bonnes choses, ou à découper mes toasts en tout petits carrés quand j’étais malade (une tradition familiale).
Ma mère me regardait goûter toutes sortes de choses délicieuses pour la première fois, et observait mes réactions. Apparemment, j’adorais le saumon et le citron. Les cornichons disparaissaient rapidement si on les laissait à ma portée, et j’aimais beaucoup la rhubarbe. Je mangeais de la viande, du poisson, du pain, de la confiture, de la cuisine indienne, chinoise ou éthiopienne, de la soupe de haricots noirs et ce fameux yaourt de chèvre. Ma mère aimait être témoin de mes révélations culinaires, et a dit dans l’un de ses livres sur la cuisine qu’elle aurait aimé remonter le temps et regoûter à certains aliments pour la première fois.
Ma mère s’est aussi liée d’amitié avec mes amis et leurs parents par le biais de la cuisine, et nous recevions souvent mes camarades de classe et leurs parents à dîner. Certains d’entre eux en profitaient pour nous faire partager leurs propres classiques. La mère d’un de mes amis avait grandi à Hong Kong et nous avons passé beaucoup de temps tous ensemble dans le quartier chinois, à engloutir des dim sum et farfouiller dans les épiceries. J’aime toujours autant l’odeur de ces boutiques qui vendent des racines séchées, des feuilles et même des animaux à des fins médicinales. Il m’arrive de voir les touristes faire la grimace et ressortir aussi sec, mais pour ma part je me dirige vers le rayon qui sent le plus fort, ça me rappelle le bon vieux temps.
Votre mère trouvait-elle des moyens de vous impliquer dans sa cuisine ? Pensez-vous que ça lui venait naturellement, ou faisait-elle un effort conscient pour vous inclure dans cette partie de sa vie ?
J’étais tout le temps dans la cuisine avec elle. On passait beaucoup de temps ensemble, puisqu’elle travaillait de la maison et devait me récupérer de l’école l’après-midi. Soit je la regardais simplement préparer nos repas, soit je mettais la main à la pâte. Elle m’a appris à pétrir le pain, étaler des pâtes à biscuit, battre le beurre froid en crème avec le sucre, et incorporer les ingrédients secs dans les ingrédients humides. Si j’étais trop dans ses pattes, elle me donnait un petit bol avec un échantillon de ce qu’elle préparait. Je pouvais alors patouiller à ma guise sans la gêner.
Plus tard, je pouvais me rendre plus utile. Je faisais la vinaigrette, par exemple, ce qui était la spécialité de ma mère quand elle-même était enfant, ou je mettais la table. Je beurrais les plats, je versais la pâte à pain d’épices dans le moule avec une spatule, je pliais les serviettes…
Quels sont vos plus beaux souvenirs d’enfance liés aux plaisirs de la table ?
J’en ai tellement ! Je me souviens de l’année où nous avons fait un black cake pour Noël. C’est un gâteau qui doit « vieillir », donc nous l’avions fait cuire plusieurs semaines à l’avance, et rangé dans une boîte dans le garde-manger. Ma mère voulait préparer un glaçage royal, et je l’avais regardée faire, fascinée. Nous avions également confectionné des décorations en pâte d’amande à poser sur le dessus, et je me souviens de notre fierté en servant enfin ce gâteau.
Je n’oublierai jamais non plus la façon dont ma mère se tenait quand elle faisait la cuisine. Elle portait souvent des pulls très larges avec des grosses broderies comme c’était la mode dans les années 80, et donc quand elle devait mélanger, hacher ou malaxer, elle remontait ses manches jusqu’en haut. Elle n’était pas très grande — elle mesurait 1m55 — et elle devait donc tout faire à la force de ses bras. Elle préférait aussi cuisiner sans gadget. Nous avions quand même un blender, un batteur à manivelle pour les œufs, et un batteur électrique à main que mon père et moi utilisions pour battre les oeufs en neige pour ses fameuses pancakes. Mais je ne crois pas que ma mère y ait jamais touché. La cuisine était pour elle quelque chose de très physique, qu’elle mélange des ingrédients dans de grands saladiers ou hache des légumes pour un plat mijoté.
Quelles sont les leçons les plus importantes que vous avez apprises à son contact à propos de la cuisine ?
J’ai d’abord appris à faire un excellent pain d’épices, et j’ai hérité de sa philosophie « gadget-free ». Mais je pense que la chose la plus importante que j’ai retenue de notre vie ensemble, c’est combien la nourriture peut être fédératrice. Peu importe qui nous sommes ni d’où nous venons, nous sommes tous sensibles à un bon repas. A la fin d’une longue journée, ou d’une longue année, la bonne nourriture et la bonne compagnie peuvent soulager bien des maux. Le temps d’un dîner, les haches de guerre peuvent être temporairement enterrées et les disputes mises de côté. Les frères et sœurs ennemis peuvent être appaisés par une bonne soupe, et un conflit conjugal peut être évité grâce à la promesse d’un poulet au parmesan. En tout cas, ça vaut la peine d’essayer.
Si vous souhaitez avoir un jour des enfants, comment pensez-vous que vous leur apprendrez à être des mangeurs heureux et aventureux ?
Si je me trouve un jour dans la situation d’acquérir (et non de produire) des enfants — ce qui est peu probable a priori — je m’en tiendrai à la maxime préférée de ma mère : « Vous n’êtes pas obligé d’aimer, mais il faut au moins goûter ». Je pense que ça a aidé beaucoup de mes amis à changer leur vision de la nourriture quand nous étions petits.
Il y avait tellement de parents qui restaient sur l’injonction de finir son assiette que c’était inhabituel de voir un adulte proposer des aliments habituels sans aucune obligation. Ma mère nous laissait libre de ne pas aimer ce qu’elle nous servait, et de ne pas manger si ça ne nous plaisait pas. Dans mon cas, ça a vraiment bien fonctionné. Je ne peux pas imaginer n’avoir jamais goûté à mon premier choux de Bruxelles, ma première bouchée d’oeuf poché, mon premier toast au fromage grillé (le Welsh rarebit), ma première cuillerée de soupe de haricots noirs, ou mon premier beignet de fleur de courgette. Une chose est sûre, ma vie en serait bien plus pauvre.