Il y a quelque mois, j’ai reçu un email inhabituel d’un lecteur américain de Chocolate & Zucchini, un certain David E. Price, ancien géologue devenu programmeur, et passionné de cuisine.
Dans son email, David m’expliquait qu’il avait acheté deux de mes livres mais que, comme il était non-voyant, il se demandait s’il en existait une version lisible par ordinateur : il s’apprêtait autrement à scanner les pages une par une et à les faire retranscrire par un logiciel de reconnaissance de caractères, mais il craignait que le mélange de termes français et anglais, ainsi que les différentes mesures d’ingrédients, ne donnent des recettes peu fiables.
Nous avons trouvé un arrangement avec mon éditeur, et lorsque ce fut fait, David et moi avons poursuivi notre conversation électronique. En particulier, je l’ai consulté sur l’accessibilité de C&Z, pour savoir si je pouvais rendre le site plus facile à utiliser par les aveugles ; il a émis quelques suggestions que j’ai pu mettre en place.
Et puis, même si j’hésitais un peu à l’interroger sur ce sujet, je lui ai avoué ma curiosité : comment fait-on pour cuisiner quand on n’a pas l’usage de ses yeux ? Je ne m’étais jamais vraiment posé la question, et j’étais très impressionnée : il doit en falloir, de l’adresse, de la persévérance et de l’amour du goût, pour faire la cuisine sans la voir.
Comme je ne dois pas être la seule que ça fait réfléchir, j’ai demandé à David l’autorisation de retranscrire notre échange ici. Merci, David, de nous inviter quelques instants dans votre cuisine.
J’ai quarante-quatre ans et je vis à Salt Lake City, dans l’Utah, aux Etats-Unis. J’ai repris des études d’informatique à l’université, mais avant de devenir aveugle, j’étais géologue.
Pouvez-vous nous dire à quel âge vous avez perdu la vue ?
J’ai perdu la vue à la suite de deux tumeurs au nerf optique. Ces tumeurs étaient heureusement bénignes, mais j’ai perdu la vision de mon oeil gauche quand j’avais douze ans, et presque entièrement celle de mon oeil droit à vingt-huit ans.
Vous êtes manifestement passionné d’art culinaire. L’avez-vous toujours été ? La perte de votre vision a-t-elle changé quelque chose sur ce plan-là ?
J’ai commencé à cuisiner quand j’avais huit ou neuf ans, surtout parce que j’adorais les cookies aux pépites de chocolat, et que le moyen le plus sûr d’en obtenir était de les faire moi-même. En plus, ça me permettait aussi de contrôler la distribution des cookies et d’en avoir plus que mes deux frères ainés — ce genre de petite victoire n’est pas sans importance quand on est le plus jeune de la fratrie. Je suis ensuite passé aux gâteaux et aux brownies, mais une fois mes études terminées, mon horizon culinaire s’est élargi et je me suis mis à cuisiner pour manger, et pour manger sainement, et non plus simplement par gourmandise.
Pour autant que je sache, perdre la vue n’a pas vraiment changé mon approche de la cuisine ; elle en a seulement changé la mécanique. Mais par contre, la chose fondamentale qui a changé, c’est que mes actions et mes mouvements sont beaucoup plus mesurés. J’ai aussi pris l’habitude de préparer tous les ingrédients avant de commencer à cuisiner, ce qui me prend beaucoup plus de temps qu’avant.
Manger quand on voit très mal ou pas du tout présente certaines difficultés. La première chose, c’est de savoir où sont positionnés les différents mets dans l’assiette. Aux Etats-Unis, la convention consiste à décrire le contenu de l’assiette comme si c’était le cadran d’une horloge — dans le sens des aiguilles d’une montre, et s’il y a quelque chose au milieu de l’assiette, on le décrit en dernier. On me dira par exemple : « Le poulet est de 5h à 8h, les légumes de 9h à midi, et la salade de 1h à 4h. »
Ce genre de description peut être utilisé pour d’autres objets sur la table. On m’indiquera par exemple que le sel et le poivre sont au-dessus de mon assiette, à 11h. De la même façon, si le saladier fait le tour de la table, il faudra le donner à une personne aveugle en lui disant que c’est le saladier et que les couverts à salade se trouvent à 2h. Enfin, il faut toujours prévenir un aveugle quand vous remplissez son verre : ça lui évitera de le renverser sur sa chemise quand il le portera à sa bouche en le croyant presque vide.
Le fait que vous puissiez cuisiner et faire des gâteaux sans avoir l’usage de vos yeux est sans aucun doute une source d’étonnement pour la plupart des gens. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur comment vous faites, concrètement ? Avez-vous une façon particulière d’étiqueter ou d’organiser vos ingrédients ? Comment savez-vous que les aliments sont cuits ? Comment les disposez-vous sur les assiettes ? Comment faites-vous pour suivre une recette tout en cuisinant ?
Il y a de nombreux procédés qui permettent aux aveugles de cuisiner ; voici quelques-uns de ceux que j’utilise :
– J’appose des étiquettes en braille pour la plupart de mes ingrédients. Par exemple, toutes mes épices ont un numéro en braille sur le couvercle, et je me reporte à une liste en braille qui m’indique la correspondance entre le numéro et l’épice. A l’aide d’une pince Dymo en braille, je me suis fait des étiquettes aimantées pour les boîtes de conserve, et des étiquettes normales pour les autres ingrédients.
– Pour mesurer les ingrédients liquides, je remplis mes tasses de mesure [les américains utilisent un jeu de measuring cups pour mesurer les volumes de 60 à 240 ml, ndlt] au-dessus d’un plat, ce qui me permet de récupérer l’excédent de liquide que j’ai versé, et de le remettre dans la bouteille ou le pot d’origine. Pour les volumes plus petits (cuillère à café ou cuillère à soupe), j’ai des cuillères dites « plongeantes » dont le manche est perpendiculaire à la partie concave : je peux donc plonger la cuillère dans le liquide et la ressortir, remplie, à la verticale. J’ai aussi une balance parlante pour peser les ingrédients.
– Pour ce qui est des couteaux, il n’y a pas d’astuce particulière — juste les règles de sécurité habituelles. Bien sûr, comme pour n’importe quel cuisinier, il est très important d’avoir des couteaux parfaitement aiguisés afin de couper les ingrédients facilement — et pourtant, la plupart des gens sont stupéfaits lorsqu’ils apprennent à quel point je tiens à avoir des couteaux bien tranchants.
– Lorsque je me sers des plaques de cuisson, le problème principal consiste à garder la casserole ou la poêle bien centrée sur la plaque. Ca a toujours tendance à se décaler, donc le cuisinier non-voyant doit apprendre à garder à l’esprit la position de la casserole et savoir comment l’ajuster en fonction de la cuisson des aliments.
Je préfère cuisiner au gaz, et un jour où je suivais l’un de mes premiers cours de cuisine pour aveugle au centre de rééducation, je me servais d’une petite casserole. Au bout d’un moment, elle s’est décentrée et le gant de cuisine que je portais a fini par prendre feu. Heureusement, les gants de cuisine ne brûlent pas très bien, donc j’ai pu me diriger vers l’évier le plus proche et éteindre mon début d’incendie, mais ça a beaucoup amusé le reste de la classe.
C’est tout aussi important de garder en tête quelles plaques sont allumées, et quel type de casserole se trouve dessus. Ca me rappelle une autre mésaventure qui m’est arrivée quand je prenais ces cours de cuisine : je déplaçais une marmite d’un feu à un autre en oubliant qu’une grande casserole s’y trouvait déjà. J’ai failli lâcher la première en heurtant la seconde — ce qui n’aurait pas du tout fait rire les autres élèves, parce qu’une partie de leur repas se trouvait à l’intérieur.
– Il est vivement conseillé de porter des gants de cuisine lorsque l’on se sert du four — on risque à tout instant de toucher quelque chose de brûlant, donc il faut se protéger les mains. Lorsque je retire un plat du four, je procède de façon très méthodique : d’abord, je trouve la grille et je la tire pour la sortir un peu. Puis, en partant de chaque côté de la grille, je rapproche mes mains vers le centre jusqu’à ce que je touche le plat, qu’il m’est alors facile de sortir du four.
– La plupart du temps, je vérifie la cuisson des aliments de la façon classique, en goûtant, ou, en pâtisserie, avec le test du cure-dent ou de la lame de couteau. Pour les cas où ce test ne convient pas — les cookies aux pépites de chocolat, par exemple — j’utilise le bout de mes doigts pour en jauger la consistance. Bien sûr, il faut que je fasse très attention ; il ne s’agit pas de toucher la plaque de cuisson par inadvertance.
– Les viandes rôties sont problématiques pour le cuisinier non-voyant. Il existe des thermomètres électroniques parlants, mais je ne suis jamais certain d’insérer la sonde au bon endroit. Par contre, j’ai trouvé un thermomètre sans fil, qui est en fait conçu pour les barbecues, et que je peux insérer dans la viande avant de la mettre au four. Ce thermomètre parle et me signale quand le rôti est à cinq degrés en dessous de la température cible, puis quand elle est atteinte. Depuis que j’ai ce thermomètre, je n’ai plus eu aucun problème avec mes rôtis.
– Il n’y a pas de technique particulière pour le service. J’avoue que je ne suis pas très doué pour disposer les mets de façon artistique dans les assiettes, donc quand j’ai des invités à dîner, je demande à un de mes amis voyants de me donner un coup de main.
– J’ai deux méthodes pour suivre les recettes pendant que je cuisine. La plupart du temps, je me sers de mon ordinateur*. Il se trouve dans une pièce à deux pas de la cuisine, donc c’est assez facile d’aller lire les instructions et de revenir les exécuter. Si je suis chez quelqu’un d’autre, je mets mon ordinateur portable à un endroit de la cuisine qui ne craint rien. Mais si je ne peux pas me servir de mon ordinateur, j’enregistre la recette sur un dictaphone que je garde avec moi dans la cuisine.
J’imagine que vous avez une collection de recettes et de livres de cuisine. Comment sont-ils organisés pour que vous puissiez les parcourir et vous y référer facilement ?
Toutes mes recettes sont stockées sur mon ordinateur, et je les classe selon les catégories usuelles — soupes, salades, viandes, volailles, poissons, légumes, etc. J’ai aussi une bibliothèque de livres de cuisine, mais elle est malheureusement très mal organisée, et peu de mes livres ont une étiquette en braille sur la tranche. Evidemment, toute la difficulté consiste à rapatrier les recettes depuis les livres vers mon ordinateur. Lorsque j’achète un nouveau livre de cuisine, j’utilise un scanner à plat pour scanner l’index du livre, et j’utilise un logiciel de reconnaissance optique de caractères pour convertir cette image en texte.
Cet index me sert à choisir la recette que j’ai envie de cuisiner, et ensuite je scanne et je retranscris la ou les pages correspondantes. Si le livre me plaît beaucoup, j’entreprends de scanner la totalité du livre, ce qui représente beaucoup de travail. Toutefois, la reconnaissance de caractères n’est pas aussi fiable qu’on pourrait le souhaiter, surtout pour ce qui est des listes d’ingrédients. Du coup, je passe beaucoup temps à corriger les recettes avant de pouvoir les faire — et de tous les livres que j’ai scannés, je n’ai encore fini d’en corriger aucun.
Qu’est-ce qui constitue, selon vous, le défi le plus important qu’une personne non-voyante doit relever en cuisine ?
Je crois que cela varie d’une personne à l’autre. Il y a certaines techniques que je trouve particulièrement difficile à maîtriser, comme par exemple faire une omelette correcte — je ne parle même pas d’une bonne omelette. Les miennes ressemblent plutôt à des oeufs brouillés (soupir). J’ai aussi des difficultés à retourner les filets de poisson que je fais griller ; en général, ils finissent en deux morceaux.
Parmi les cuisiniers aveugles que je connais, tous peuvent citer quelques recettes qui leur donnent particulièrement de fil à retordre, mais on finit généralement par trouver des solutions. Par exemple, lorsque je fais une tarte à l’oignon d’Alsace [en français dans le texte, ndlt], j’utilise un moule à charnières : la paroi du moule me permet de répartir la garniture sur la pâte sans en mettre à côté, et après la cuisson, je peux facilement retirer la paroi du moule et glisser la tarte sur un plat.
D’une façon plus générale, je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que notre plus gros problème est l’accès aux livres de recettes. Internet est une ressource formidable si vous savez ce que vous voulez cuisiner, mais la navigation prend du temps. Alors qu’un livre, on peut le feuilleter lorsqu’on élabore un menu, en se disant : « Tiens, ça a l’air bon, ça. Qu’est-ce que je pourrais bien servir avec ? »
Est-ce qu’il y a quelque chose que les auteurs de recettes pourraient faire pour s’adapter aux besoins des cuisiniers non-voyants ?
Le point le plus épineux dans les recettes, c’est quand les indications sont visuelles, par exemple : « Faites revenir les oignons jusqu’à ce qu’ils soient dorés. » S’il y a aussi une indication qui fait appel aux autres sens, concernant la texture ou l’arôme, cela nous est très utile, tout comme les estimations du temps qu’il faut pour atteindre le stade recherché.
Il y a autre chose qui me rendrait bien service, mais je ne crois pas que les voyants seraient d’accord : quand je fais une nouvelle recette, je commence toujours par modifier les instructions en rajoutant les quantités demandées pour chaque ingrédient. Par exemple, « Ajouter le cumin, la coriandre et le curcuma » devient : « Ajouter 1 c.s. de cumin, 2 c.c. de coriandre et 1 c.c. de curcuma. » Le fait d’avoir les quantités directement dans le texte de la recette m’évite de remonter jusqu’à la liste des ingrédients pour ensuite redescendre lire l’étape suivante. Mais je ne suis pas certain que ça plairait à tout le monde d’avoir des instructions aussi encombrées.
Que pense Plymouth (le chien guide de David, ndlr) de votre goût pour la cuisine — est-il gourmand, lui aussi ?
Plymouth est sans conteste un chien porté sur la nourriture — c’est un labrador retriever, et ils sont tous comme ça. Mais je lui ai appris à rester dehors quand je cuisine, parce que c’est trop dangereux d’avoir un chien dans les jambes lorsqu’on manipule des casseroles et des couteaux. Par contre, dès que j’ai terminé et que je sors de la cuisine, il s’y précipite pour voir s’il n’y a pas un petit bout de quelque chose que j’aurais fait tomber et que j’aurais manqué de nettoyer.
Y a-t-il un autre sujet que vous aimeriez qu’on aborde ?
Quelques conseils pour ceux qui auraient l’occasion de se trouver dans une cuisine aux côtés d’une personne aveugle :
– La cuisine d’un non-voyant doit être parfaitement organisée. Si une chose n’est pas remise exactement à sa place, c’est comme si elle était perdue, et il faudra du temps pour la retrouver. Si vous aidez un aveugle dans sa cuisine, ne rangez rien si vous ne savez pas précisément où.
– Si vous ouvrez un tiroir, un placard, ou le lave-vaisselle, dites-le lui ; sinon, il ne s’en apercevra pas et risquera de se cogner.
– Si vous posez quelque chose sur le plan de travail, et en particulier quelque chose qui casse, mettez-le bien en retrait. Tout ce qui se trouve trop près du bord risque d’être renversé par terre ou dans l’évier.
– Ne posez jamais rien sur les plaques sans l’en avertir. Un jour, un ami qui m’aidait à ranger la cuisine a oublié un torchon sur la cuisinière. Lorsque j’ai mis ma casserole sur le feu le lendemain, je me suis retrouvé avec un petit feu de joie sympathique.
Pour ceux qui n’ont pas l’habitude de cotoyer des non-voyants, voici quelques conseils (en anglais), et pour savoir comment se comporter en présence d’un chien guide, lisez ceci (en anglais).
* Les non-voyants interagissent avec leur ordinateur grâce à un logiciel que l’on appelle un lecteur d’écran. Ce logiciel suit ce qui se passe sur l’ordinateur et en informe l’utilisateur. Cette information peut prendre la forme d’un afficheur en braille, ou d’une voix de synthèse. Par exemple, pendant que je saisis mes réponses à ces questions, chaque mot que je tape est prononcé à voix haute. Lorsque je veux passer en revue ce que j’ai écrit, mon texte est lu à mesure que je le fais défiler. Si je fais défiler le texte ligne par ligne, la ligne entière est lue par la voix de synthèse. Si je passe d’un mot à l’autre, ou d’un caractère à l’autre, seul ce mot ou ce caractère est prononcé.